vendredi 5 mars 2010
Arthur Lipsett
ARTHUR LIPSETT était un visionnaire, un satiriste à l’esprit créatif qui a su manipuler les
éléments du cinéma pour bâtir une œuvre cohérente et inoubliable. Poète de la pellicule, il
a réalisé sa vision en mariant de façon originale des chutes de films inutilisées par d’autres
cinéastes de l’ONF et des séquences qu’il avait lui-même tournées. Avec ses assemblages
de sons et d’images provenant de sources diverses, Lipsett a réussi à fabriquer quelque
chose d’artistique et d’inédit, obligeant le spectateur à appréhender le cinéma de manière
tout à fait nouvelle, à le vivre non seulement comme un divertissement mais aussi comme
une remise en question du monde.
Si les films d’Arthur Lipsett exigent beaucoup de l’auditoire, il faut reconnaître que le
cinéaste était tout aussi exigeant envers lui-même. Brillant monteur, il accumulait du
matériel visuel et sonore à partir du vaste éventail de sources que lui offrait l’ONF, ou
encore ses balades dans les rues de Montréal et de New York. À la fois artiste du
collage et as du montage cinématographique, il se servait de bandes magnétiques, de
disques, de photos et de séquences filmées pour créer ses œuvres étonnantes. Les
films expérimentaux réalisés par Lipsett s’inscrivent dans le courant moderniste de
cette époque où le pop art, l’assemblage et le mouvement Fluxus faisaient leur marque
dans la culture occidentale.
Dès son premier film, Very Nice, Very Nice, Arthur Lipsett donne clairement le ton de
son œuvre à suivre : une exploration artistique de la vie telle qu’elle était vécue en cette
décennie stimulante des années 1960. Tandis qu’à Londres, militants et artistes
manifestaient passionnément pour la suppression de la bombe atomique, aux États-Unis,
la scène socio-politique était dominée par la question des droits civils et, à l’échelle
mondiale, la fin du colonialisme en Asie et en Afrique remettait en question l’hégémonie
occidentale. Lipsett était sensible aux fluctuations du paysage politique et il a exprimé sa
créativité dans le creuset de cette culture émergente de la contestation qu’incarnaient les
beatniks, le jazz, les happenings et certains humoristes revendicateurs et osés.
À sa sortie en 1961, Very Nice, Very Nice fut adopté d’emblée par cette nouvelle
génération d’universitaires et d’artistes branchés. Le court métrage, mordant, jazzé,
provocateur et teinté d’humour noir, s’annonce comme tel dès les plans d’ouverture
montrant des tours à bureaux pendant qu’une voix hors champ récite en anglais : « Dans
cette ville marche une armée dont la devise est — bwah! bwah! bwah! » Ces trois coups
de klaxon dissipent toute prétention documentaire du film. Suivent les images de deux
affiches, « Non » et « Achetez ». Lipsett s’est amusé à piéger son auditoire, à le réveiller
de sa torpeur pour le mettre au défi de s’engager et de réagir à son film. Airs de fanfare,
battements de tambour, vieilles mélodies de piano et musique de jazz viennent ponctuer
la piste sonore, faite d’un collage d’enregistrements audio. Sur l’écran défile en
contrepoint une succession d’images allant de photographies d’individus prises au hasard
à des portraits de personnages historiques, en passant par des scènes de foules, de
lancements de fusées et d’explosions de bombes à hydrogène.
Le cinéaste met le spectateur au défi de donner un sens à tout ça, et Lipsett l’artiste sert
lui-même de guide. La voix hors champ nous informe qu’il s’agit d’une fantasmagorie en
dissolution d’un monde », mais que « la chaleur et la lumière reviendront, et les espoirs
des hommes renaîtront. » La première fois que nous entendons cette déclaration
optimiste, elle s’accompagne du son « non » suivi d’un rire; la deuxième fois, en
conclusion de l’œuvre, nous entendons un commentaire ambigu : « Bravo! Très bien,
très bien (Very Nice, Very Nice) ». La foule solitaire, aliénée et confuse, est de toute
évidence le sujet du film. Ces êtres sont-ils capables d’entrer en contact avec le monde
qu’ils habitent? L’auteur n’en est pas sûr, mais le titre de travail qu’il avait donné au
collage sonore de départ, « étrangement rempli d’allégresse », semble indiquer qu’il
trouvait encore une certaine joie, un certain esprit chez les gens et au sein de la société.
Very Nice, Very Nice (1961)
Son film suivant, 21-87, est le chef-d’œuvre de Lipsett. Le cinéaste y explore la nature
spirituelle de l’humanité. Le montage d’ouverture donne le ton : la radiographie d’un
crâne humain cède l’écran à un trapéziste, puis à un cadavre en dissection. La bande
audio va du son de la perceuse et de la scie employées pour démembrer les cadavres
aux accords gospel de "Every Child of God". Bien que le film comporte des scènes de
foule, Lipsett met en évidence des individus tout au long du film — des balayeurs de rue,
des clients sur l’escalier roulant d’un grand magasin, des danseurs. Une voix déclare :
« Ils prennent conscience d’une force derrière ce masque apparent devant nous. Ils
l’appellent Dieu. » Sans jamais permettre à une pensée de dominer les autres, Lipsett
oppose à cette phrase la déclaration ironique suivante : « Puis les gens disent :
“Votre numéro est le 21-87, n’est-ce pas?” Oh! Comme cette personne sourit! »
Dans 21-87, Lipsett met en scène cette opposition essentielle: sommes-nous des êtres
physiques ou spirituels? Son emploi du terme « la force » a inspiré la cosmologie
inventée par George Lucas pour Star Wars; Lucas se sert aussi des nombres 21-87
dans plusieurs de ses œuvres. Le contraste entre le corps et l’esprit est par ailleurs
souligné durant tout le film de Lipsett. Bien que le collage sonore fasse référence à
Dieu, les personnages du film semblent plutôt égocentriques. Sont- ils des numéros,
comme le suggérait la série-culte de Patrick McGoohan, Le prisonnier, dans les
années 1960? Ou bien sont-ils des hommes libres? Lipsett ne répond jamais à
cette question.
21-87 (1964)
La carrière d’Arthur Lipsett fut malheureusement très brève. Après ces deux brillants films,
il réalisa Free Fall — un regard plus pessimiste sur le monde
Free Fall (1964)
puis la charmante « capsule temporelle » A Trip Down Memory Lane
A Trip Down Memory Lane (1965)
ensuite une œuvre plus répétitive, Fluxes, et enfin un film angoissant, intensément personnel,
N-Zone. Ses films sont de remarquables créations d’avant-garde, des concentrés
extraordinaires de l’esprit de controverse et de contestation des années 1960. Tout au long
de son œuvre, une image en particulier prédomine: celle du trapéziste. On peut présumer
que Lipsett se voyait lui- même comme une sorte d’acrobate de haute voltige évoluant entre
le son et l’image pour réaliser ses œuvres à la fois artistiques et philosophiques. À la fin, le
jeune homme audacieux est tombé de son trapèze, mais non sans nous avoir d’abord légué
des films qui passent l’épreuve du temps.
Source: ONF/NFB
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